Une profonde inquiétude se lisait dans les yeux de Théodore, éclairés par la flamme de la lanterne.

Il manquait plusieurs pièces au puzzle de Fortuné qui demanda :
– Comment as-tu rencontré Raphaëlle ?
– À l’automne, au bal du Prado, là où des filles viennent chercher un souteneur. Gilles m’avait chargé d’en recruter quatre ou cinq, et elle fut la première… et la plus dure à gagner.
– Comment cela ?
– Pour pouvoir recruter une fille la première fois, il faut faire ses preuves. Cela se passe comme ça : un souteneur te provoque et tu dois l’affronter… C’est évidemment un grand baraqué qui s’est intéressé à moi. Sûr qu’il vient souvent là pour rompre des os ! Nous nous sommes battus sur le quai, face à la Seine. J’ai mis toute ma rage dans ce combat, mais l’autre était plus fort. Il m’a fait chuter et a continué de me frapper à terre, longtemps. Raphaëlle m’a emmené inconscient jusque chez elle. J’avais malgré tout gagné ma place de souteneur. On reconnaissait mon courage, même si j’avais été vaincu. Deux semaines plus tard, je retournais au Prado et trouvais trois autres filles.
– Tu as dû te battre de la même façon ?
– Non, cette première fois a suffi.
– Il faudra tout de même que je t’initie à la savate un de ces jours…
– Si tu veux, ça pourra m’être utile. Sauf que ça semble n’avoir pas été très efficace il y a deux jours… Bref, depuis, j’essaie de jouer mon rôle de souteneur de la façon la plus sérieuse possible, en surveillant de loin le travail de mes filles. Je leur loue des garnis, je les accompagne deux fois par mois aux visites sanitaires et je les protège.
– Tu t’enrichis sur leur dos ! s’exclama Fortuné.
– Non, pas moi. Un souteneur gagne d’ordinaire 10 francs par jour et par fille…
– Avec plusieurs filles, il peut dépasser le salaire d’un chef de bureau en préfecture !
– Tout juste. Moi, ce ne sont que quelques francs… Ma mission n’est pas le gain, mais l’obtention d’informations. Parfois, nous avons recours à la chambre que tu connais, au-dessus de la « Maison des morts ». Tu te souviens du miroir ? Il est sans teint. Lorsque nous avons à interroger un homme suspecté d’être impliqué dans une histoire, nous envoyons une fille le séduire… Neuf chances sur dix qu’il se retrouve bientôt dans la tenue d’Adam, avec une de nos Ève, à raconter ses secrets à Gilles et moi devant ce grand miroir…
Fortuné demanda :
– Raphaëlle a utilisé cette chambre avec Poisneuf ?
– Non. Pas à ma connaissance. À moins que Gilles ne m’ait caché des choses.
– C’est en février qu’elle l’a entendu parler du « grabuge » à venir jeudi 10 mars ? Avec qui Poisneuf en a-t-il parlé ?
– La discussion se déroulait à une table de La Grande Licorne avec un homme dont nous ignorons l’identité. Poisneuf et l’autre avaient bu et parlaient fort, mais elle n’a rien entendu de précis. Elle n’a jamais revu l’autre homme. Sans doute a-t-elle commis des maladresses en épiant Poisneuf et qu’il a remarqué qu’elle l’observait…
– Et tu n’as aucun moyen de te renseigner sur lui, à la Préfecture ou ailleurs ?
– Gilles a essayé, sans résultat. Poisneuf y est connu, mais nous n’arrivons pas à savoir sur quoi il travaille.
– A t-il une femme ou des enfants ?
– Aucune famille connue. Nous savons qu’il était lié à ce commissaire, mais c’est une piste qui ne nous mène nulle part pour l’instant.
– Pourquoi un indicateur de police participerait-il à une action violente ? Je n’y comprends rien… Et toi, tu comprends ? Raphaëlle aurait-elle mal interprété ? Peut-être Poisneuf voulait-il au contraire justement en empêcher une ?
– Écoute, Fortuné… Je ne sais pas. Je t’ai dit à peu près tout ce que je savais sur cette histoire. Pour le reste, je suis mon instinct… Nous avons vraiment besoin de tes lumières pour déchiffrer ces deux messages codés. Ils peuvent nous faire comprendre bien des choses.
Théodore leur resservit un verre de vin.
– Utilisez-vous des codes qui ressemblent à cela dans la police ? demanda Fortuné.
– Bien sûr. Je suis en train de me renseigner là-dessus. Mais je ne veux pas non plus diffuser trop largement ce qu’a écrit Poisneuf, car on ne sait jamais sur qui on peut tomber – même à la Préfecture.
Fortuné hocha le menton en finissant son verre.
– Excuse-moi, Théo, je vais me retirer. J’ai eu ma dose d’émotions fortes pour la journée. Il me faut un peu de temps pour digérer tout cela… Peux-tu me trouver un cabriolet ?
– Je demande à Gérard d’aller en chercher un.
– Gérard ?
– L’homme qui veille en bas.
Théodore redescendit dans le jardin, laissant l’esprit de Fortuné se laisser envahir, dans cette pièce sombre et froide, par des souvenirs que le prénom de Gérard faisait remonter à la surface. Ceux des soirées passées l’été dernier avec la bande de l’impasse du Doyenné, autour de Gérard Labrunie et Théophile Gautier, à l’époque où il avait fait la connaissance d’Héloïse.
Il n’y était pas retourné depuis, malgré plusieurs invitations. Pour tous ces gens, Théodore était mort, et Fortuné ne s’imaginait pas prendre du bon temps en leur présence tout en leur mentant à ce sujet. De plus, son tempérament le poussait vers les industriels davantage que vers les poètes.
Théodore revint :
– Un cocher devrait être là dans quelques minutes.
– Merci Théo. Je ne sais pas comment déchiffrer ces deux messages. Je les ai gravés dans ma mémoire et vais y réfléchir. Peut-être sera t-il utile que vous visitiez demain de fond en comble La Grande Licorne et l’appartement de Poisneuf, ainsi que le garni de Raphaëlle.
– Nous avons déjà retourné les deux premiers dans tous les sens et j’ai fouillé rapidement le troisième. Mais je pourrai t’y conduire.
– Je te ferai dire demain si j’ai les forces et le temps. Veritas va commencer à trouver que je ne suis pas très présent au bureau. En tout cas, tu sais où me trouver… Et moi je sais maintenant aussi où te trouver toi !
Une dizaine de minutes plus tard – il devait être onze heures du soir –, Fortuné apparut au sortir du chemin tortueux qu’ils avaient emprunté à leur arrivée. Un cabriolet s’approcha peu de temps après avec Gérard à son bord. Malgré la fatigue et l’épuisement qui l’incitaient à monter dans le véhicule, Fortuné était mal à l’aise. Il hésitait.
Il identifia rapidement la source de son trouble, demanda au cocher de patienter un instant et retourna dans le jardin.
Théodore discutait à voix basse avec Gérard. Fortuné l’interrompit :
– Accepterais-tu de me montrer ce soir le garni de Raphaëlle ? Autant ne pas perdre de temps…
Théodore ne fut qu’à moitié surpris. La ténacité de Fortuné l’étonnerait toujours.
Les deux hommes embarquèrent dans le cabriolet.

Ils étaient déposés quelques minutes plus tard au bas d’un immeuble de la rue des Filles du Calvaire, la bien nommée. Théodore ne se donna pas la peine de déranger le portier. À l’aide d’une tige de métal, il fit jouer la serrure de la lourde porte qu’il poussa d’un coup d’épaule.
– C’est au cinquième.
Ils grimpèrent l’escalier en silence, Fortuné laissant échapper de brefs râles quand il inspirait trop profondément et que sa côte endolorie se rappelait à son souvenir.
Ils parcoururent les couloirs du dernier étage afin de s’assurer que tout était calme, puis pénétrèrent chez Raphaëlle avec une clé que Théo sortit d’une poche.
Une chambre avec un coin pour faire sa toilette : voilà tout ce qui composait le garni de la jeune femme. Une couchette en bois peint enveloppée de rideaux en calicot bleu, une table à ouvrage avec une lampe et des assiettes de porcelaine ébréchées, trois chaises couvertes du même calicot avec quelques habits dessus, une vieille armoire à glace embarrassée de divers objets, une robe élégante pendue à un clou, une petite bibliothèque et une cheminée encombrée d’un fourneau de terre, d’une marmite et de deux casseroles, un réchaud à charbon. Sur l’appui de la fenêtre, une longue caisse en bois remplie de terre attendait le printemps.
– Avez-vous enlevé des objets ? demanda Fortuné.
– Non, rien. Que cherches-tu ?
– Des vêtements, des effets personnels, des choses qui parlent d’elle, en plus de ce que tu m’as dit… et puis un signe…
– Un signe ?
– Quelque chose qui nous mette sur la voie. Je crois aux signes, mais pour les trouver, il faut les chercher… Pourquoi es-tu si sûr que Poisneuf a fait disparaître Raphaëlle ?
Théodore s’était assis sur une chaise et observait les déambulations de son ami qui fouillait l’armoire, le lit, sondait les murs et le sol à la recherche de carreaux disjoints. Il répondit :
– Je ne vois pas d’autre explication à son silence depuis une semaine.
– Se pourrait-il qu’elle ait décidé elle-même de se rendre invisible quelque temps – même de toi ?
– À quelle fin ? demanda Théodore.
– Par peur de Poisneuf.
– Chardonneret n’est pas le genre à avoir peur.
– Chardonneret ?…
– C’est le nom sous lequel on la connaît dans le quartier… De plus, elle sait que nous sommes là pour la protéger.
Dans cette petite chambre du cinquième étage qui ressemblait à un nid haut perché, Fortuné n’avait guère de peine à comparer Raphaëlle à un chardonneret, ce petit oiseau au beau plumage qu’il avait souvent observé en Bretagne. Il était évident que les chambres de l’étage étaient elles aussi peuplées d’autres chardonnerets et de grisettes, ces jeunes ouvrières auxquelles on avait également attribué un joli nom d’oiseau.
– Il semble que tu ne la protèges guère en ce moment… Reprenons. Si Chardonneret est aux mains de Poisneuf, elle est soit gardée par des complices, soit enfermée dans un endroit quelque part…
– Et ?…
– Et… Ça ne nous avance pas beaucoup…
– Non. Je ne pense pas qu’elle ait su à l’avance où elle serait enfermée. Je ne vois pas qu’elle nous l’ait indiqué par un petit mot laissé sur son lit…
– Très drôle, commenta Fortuné qui s’approcha de la petite bibliothèque. Quand vous avez interrogé Poisneuf, que vous a t-il dit sur elle ?
– Rien. Il est resté silencieux.
– Peut-être espérait-il négocier sa libération contre celle de Chardonneret… Mais dans ce cas, pourquoi a t-il attendu ? Pourquoi ne vous l’a-t-il pas proposé ?
– Parce qu’il attendait de s’évader ? hasarda Théodore.
– C’est possible… Ça alors !
– Quoi ?
– Ce livre ! Le Moine, de Lewis !
– Eh bien quoi ?…
– Héloïse m’en a parlé il y a quelques jours !
– Et alors ? Je pense que beaucoup de jeunes femmes le connaissent !
– Moi, j’en entends rarement parler et voilà qu’en moins d’une semaine, ce livre m’apparaît deux fois ! C’est ça le signe…
Fortuné s’empara du roman et commença à le feuilleter.
– Tu penses qu’elle a laissé un message à l’intérieur ? demanda Théodore.
– Je veux bien le parier avec toi. La présence de ce roman est peut-être une coïncidence, mais peut-être pas.
– Nous avons feuilleté et vérifié les reliures de tous ces livres.
– Si Chardonneret a laissé un indice là-dedans ou ailleurs, elle s’y est sans doute prise de façon plus subtile qu’en insérant un feuillet entre deux pages… J’emporte le livre ! dit Fortuné en le faisant disparaître dans une poche.
– Je te le laisse volontiers. Je n’ai pas beaucoup le temps de lire ces jours-ci !
– Hum…, commenta Fortuné en continuant de parcourir les titres de la dizaine d’ouvrages qui composaient la bibliothèque. Tiens, c’est le seul roman anglais, tous les autres sont français.
Théodore parut intrigué.
– Il faut que tu saches, dit-il, que, parfois, Chardonneret et moi communiquions discrètement par des messages en anglais, que nous déposions dans des caches du quartier.
– Raison de plus pour que je lise ce roman ! Et tu as vérifié ces caches depuis la disparition de Chardonneret ?
– Naturellement… Rien trouvé.
– Au fait, poursuivit Fortuné, vous avez interrogé les locataires de l’étage ?
– Même réponse…
Fortuné avait terminé son inspection des deux pièces. Il s’empara d’un châle qui pendait sur une chaise. Il jeta un dernier coup d’œil circulaire puis ferma les yeux une longue minute, à l’issue de laquelle il soupira :
– C’est bon, nous n’avons plus rien à faire ici, allons-y.
Ils remontèrent jusqu’au boulevard puis prirent chacun un fiacre pour retourner chez eux, Théodore souhaitant bonne lecture à son ami.
Si Madame Andrésy-Raphaëlle-Chardonneret n’avait pas eu le temps de déposer un message à l’intention de Théodore dans une cache, peut-être l’avait-elle tout simplement laissé quelque part dans ce roman.